Al-Ahram Hebdo :
La bibliothèque qui ouvre cette semaine a parfois été critiquée
pour le petit nombre et la trop grande dispersion des premiers
éléments de son fonds, quelle est la priorité dans la politique
d'acquisition ?
Ismaïl Séragueddine :
Nous privilégions tout d'abord l'ancienne bibliothèque d'Alexandrie,
la ville elle-même et l'Egypte en général. On ne peut avoir
de crédibilité sans répondre à tous les besoins concernant
ces trois thèmes. Et cela fait partie intégrante de notre
stratégie visant à devenir une fenêtre sur le monde et une
porte ouverte sur l'Egypte. Nous nous focalisons également
sur les informations concernant le monde arabe, la Méditerranée
et l'Afrique, puis nous étendons notre intérêt au reste
du monde : à l'Europe, aux Amériques, à l'Asie et à
l'Océanie. Telle est la dimension géographique, mais il
y a aussi une hiérarchie thématique. Nous accordons une grande importance
à des thèmes en particulier comme l'éthique de la science
et de la technologie. Dans le domaine des sciences humaines,
nous approfondissons la part historique des faits tout en
insistant sur les nouvelles connaissances du monde numérique.
En ce qui concerne les arts, nous encourageons l'ouverture
vers l'autre en organisant de multiples expositions de tous
bords. Nous œuvrons également à renforcer l'esprit
critique dans les domaines des arts plastiques, de la musique,
du cinéma et de l'architecture. Car de manière générale,
nous avons dans le monde arabe de bons critiques littéraires
tandis que dans les autres disciplines la critique est beaucoup
moins développée. En outre, nous préparons des dossiers
autour du développement, avec des thèmes tels le problème
de l'eau, le rôle de la femme et l'environnement.
— En
termes techniques, qu'est-ce qui caractérise la bibliothèque,
en premier lieu ?
— Nous
disposons d'énormes archives Internet, d'ailleurs nous sommes
les seuls en dehors des Etats-Unis à avoir une bibliothèque
aussi bien équipée sur ce plan-là. Nos archives comptent
10 000 millions de pages virtuelles auxquelles s'ajoutent
des milliers de nouvelles pages chaque jour.
— Comment
ces archives fonctionnent-elles et que peut-on y trouver ?
— Une
page virtuelle reste en moyenne 100 jours sur le Net. Dans
nos archives, nous conservons ces pages après leur retrait
et nous en ajoutons de nouvelles. Nous possédons à cette
fin une machine qui copie au fur et à mesure toutes les
pages disponibles sur le Net sans limite ni restriction,
y compris les pages japonaises, coréennes, anglaises, françaises
et chinoises. Cette machine fonctionne en continu sauf sur
les sites dont le protocole virtuel interdit d'archiver
leur contenu ou d'en faire des duplicatas. Pour le reste,
tout est valable.
— Vous
accordez donc beaucoup d'intérêt au virtuel ...
— Premièrement,
le monde se dirige de plus en plus vers le numérique. Même
si elle n'en est encore qu'à ses débuts, la production électronique
a dépassé l'écrit traditionnel, d'un point de vue quantitatif.
Et elle ne cesse de prendre de l'ampleur.
Deuxièmement, la
manière de trier les informations et d'y accéder a beaucoup
évolué. Des systèmes comme les hyperliens et les hypertextes
permettent de passer d'un texte à l'autre, offrant plus
d'informations sur un point précis. On part d'un premier
document ensuite on va vers un autre et ainsi de suite,
puis on retourne facilement au point de départ. Les recherches
écrites ne donnent pas autant de liberté, avec des marges
et des notes en bas de page.
Troisièmement, à
la base de cette révolution digitale, repose le principe
de la traduction de toutes les données (photos, documents,
textes, mots et musiques) vers une seule et même langue,
à savoir celle de l'unité et du zéro : c'est le langage
virtuel. De quoi faciliter la communication. Nous devons de fait moderniser nos anciens
systèmes de classement bibliothécaire pour aller de pair
avec toutes ces évolutions. Autrement, la Bibliothèque d'Alexandrie
ne pourra pas remplir son rôle de grande institution culturelle
à l'échelle internationale.
— Les
nouvelles générations pourront mieux insérer l'Egypte dans
cette révolution numérique, y aura-t-il donc une place pour
les enfants à la Bibliothèque d'Alexandrie ?
— Nous
avons essayé de préparer la bibliothèque pour qu'elle soit
l'endroit où l'enfant commence à aimer et apprécier la culture
et les sciences. A côté de la bibliothèque spécialisée pour
les enfants et du planétarium, nous allons créer un laboratoire
où les enfants pourront effectuer par eux-mêmes des expériences
scientifiques. Les Français considèrent que c'est le moyen
le plus convenable pour enseigner les sciences aux enfants.
Ils ont mis en place un grand projet à l'Académie des sciences,
projet auquel je participe à travers des comités internationaux
appelés « la main à la pâte ». La science
en effet n'est pas un moyen d'apprendre par cœur et
de réciter mais c'est une façon d'acquérir une méthode de
pensée.
— Quelle
est la place de la culture arabe dans la bibliothèque ?
— Environ
50 % des de la bibliothèque sont en langue arabe. Mais ce
pourcentage n'est pas représentatif de la connaissance humaine.
En réalité, si l'on établit une comparaison entre la production
humaine en termes de connaissances dans la langue arabe
et celle dans les autres langues, il est clair que le quota
arabe ne sera pas très élevé. Par conséquent, nous avons
refusé d'appliquer un système de quota. Nous prenons en
considération les besoins de nos lecteurs, privilégiant
les thèmes qui peuvent les intéresser que ce soit en arabe
ou dans d'autres langues. De plus, nous assurons la mise
à jour des recherches et des publications en suivant l'actualité
scientifique et culturelle des diverses civilisations dans
leur globalité.
— La
Bibliothèque d'Alexandrie répondra-t-elle à toutes les attentes
culturelles du public ?
— La bibliothèque ne remplacera
pas les autres institutions culturelles et scientifiques.
Il y aura toujours le rôle des universités, des écoles,
des ministères de l'Education, de la Recherche scientifique
et de la Culture, en même temps que des projets nationaux
de traduction et d'édition, et des bibliothèques déjà existantes.
Les gens veulent
que la Bibliothèque d'Alexandrie fasse tout à la fois. Or,
elle a un rôle complémentaire qui vient s'ajouter aux autres
institutions.
Cela n'empêche que
la bibliothèque fait office de complexe culturel, avec trois
musées, six salles d'expositions temporaires, deux d'expositions
permanentes, cinq instituts de recherche, cinq sections
spécialisées, un centre Internet, un planétarium, un palais
des congrès. L'ensemble vise à approfondir l'appartenance
de l'individu à son pays avant de s'insérer dans le cadre
plus large de la culture mondiale.
— L'espace-vente et le planétarium dont la
visite est payante, constituent-ils des moyens susceptibles
de financer la bibliothèque ?
— Certes,
non. Ils peuvent contribuer partiellement à l'entretien
du matériel. La bibliothèque est à mission culturelle avant
toute autre chose. Les services y sont entièrement gratuits.
Et les salles sont ouvertes à toutes les réunions culturelles
et scientifiques excepté les réunions organisées par les
partis et les fêtes religieuses. Autrement, la politique
et la théologie sont les bienvenues dans un cadre de recherche
et de débat intellectuel.
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