Les Assises de la Méditerranée

Rentrée solennelle de l’Académie de la Méditerranée.

Marseille, Palais du Pharo

6 Juillet 2000

 

Intervention de Michele Capasso

Président de la Fondation Laboratorio Mediterraneo

et

Directeur Général de l’Académie de la Mediterranée

 

 

 

 

Mesdames et messieurs, chers collègues,

 

C’est avec une profonde émotion que je vois réunis dans cette salle, dans la ville historique de Marseille, tant d’illustres amis de notre Académie qui nous ont accompagnés tout au long de notre  parcours qui aujourd’hui voit se réaliser une étape importante : donner à l’espace euro-méditerranéen dignité, représentativité et légitimité et restituer à la culture, à la science, à la recherche, au dialogue interculturel et inter-religieux le rôle indispensable de “force” en mesure d’avoir une incidence sur les processus de l’histoire, de la même manière que l’économie et la politique.

Aux amis présents – de Shimon Péres à Mohammed Achaari et Najib Zerouali, de Toni Popovski à Fabio Roversi Monaco, de Mohammed Knidiri à Pierre Messmer, de Georges Bergoin à Antonio Badini et Andreu Claret – nous adressons notre gratitude  pour avoir soutenu une action difficile que l’on considérait impraticable il y a encore quelques années.

 

Merci à  ceux qui ont voulu nous soutenir avec des messages et des déclarations: du Président de la République italienne Ciampi au Roi Mohammed VI du Maroc, du Roi Abdallah II de Jordanie au Roi d’Espagne Juan Carlos, du Président de la Commision européenne Prodi au Président de la République de Malte De Marco, aux Prix Nobel Cela, Montalcini, Saramago, Tannoudji et à tant d’autres illustres membres de notre Académie, qui pour différentes raisons, n’ont pas pu participer à la réunion de ce jour.

En regardant, ce matin, de cet endroit splendide, la mer Méditerranée, je me suis rappelé que cette mer n’a jamais été une mer ordinaire qui sépare l’Europe du Proche-Orient et de l’Afrique ou, pour reprendre Braudel une simple fissure de la croute terrestre qui s’étend de Gibraltar à Suez et à la Mer Rouge.

Sur cette mer se tourne des terres très différentes les unes des autres, ville et désert, nomades et sédentaires, modes de vie lointains les uns des autres, pétris      

d’une certaine manière de dualismes et des hostilités ataviques : sur la Méditerranée se sont développées des civilisations modernes et des civilisations traditionnelles, des villes très modernes et des métropoles ancrées dans un passé immobile qui sont restées telles s’opposant dans la haine et l’inimitié ; mais la Méditerranée est surtout une mer qui a formé des civilisations, les a divisées et unies. Des premières civilisations, nées dans la Méditerranée Orientale, jusqu’aux cultures cosmopolites nées autour de l’Egypte, de la Mésopotamie, de l’Asie mineure ; jusqu’à Rome qui eut la force de tronquer la tentative « orientale » de s’emparer de la Méditerranée  et qui s’étendit au delà.

C’est en Méditerranée que sont nées les grandes cultures qui ont donné son identité à l’Europe et aux Pays du Sud qui s’y baignent. Nous ne devons pas oublier ceci : c’est sur les côtes de la Méditerranée qu’est née l’idée du principe de l’unité des contraires qui faisait dire à Héraclite « c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie : tout se réalise à travers la discorde. » Mais surtout l’idée d’un Dieu qui unit la sensibilité chrétienne, juive, arabe. Un Dieu qui se détache des autres et fait régner l’ordre et la justice dans le monde : le Dieu des textes sacrés comme le Coran, l’Ancien et le Nouveau Testament.

Et c’est enfin sur la Méditerranée qu’est réellemnt née la philosophie et que sont nées les premières « polis » autour de la fascination et du sens de réalisme de la pensée de Pythagore. Paix et guerre, dialogue et lutte ont fait l’histoire de cette mer, où se sont rencontrées non seulement « forces », groupes opposés, mais aussi civilisation, cultures et idées.

La lutte dans la Méditerranée a été, et est toujours une lutte entre philosophies, entre visions du monde avant même, peut-être, d’être une lutte entre intérêts divers.

Le caractère absolu qu’ont eu tant de fois ces luttes, ne peut germer du seul contraste d’intérêt, quel que central qu’il soit, mais porte en lui quelque chose de plus radical et de plus profond : l’absence de reconnaissance réciproque, la lutte pour l’identité qui a pu conduire à la volonté de destruction réciproque. Seul l’engagement de la culture et de la société civile peut dépasser tout cela.

 

Combien de fois cela a-t-il été compris par les classes politiques dirigentes, surtout européenne ?

Peu de fois ; nombre de mots sont prononcés à dessein, mais peu d’actes suivent ces mots. L’interprétation générale des différents heurts et guerres qui se sont succédés repose constamment sur des raisons géopolitiques et sur des tentatives successives de pures recompositions d’équilibres économico-politiques. Tout cela est important mais ne suffit pas et a même conduit au final à une impasse.

 

Voilà pour quelles raisons le dialogue entre les cultures devient décisif. Décisif comme condition d’une paix véritable et donc d’un développement possible ; d’une croissance des sociétés civiles dans un processus de reconnaissance réciproque.

Les conditions de ce dialogue existent aussi parce que les cultures de la Méditerranée, surtout celles qui ont de profondes racines religieuses, peuvent parvenir à une entente. La pensée grecque, juive, chrétienne et musulmane sont occidentales depuis les origines et peuvent trouver la voie pour la redécouverte d’idéaux communs.

 

Mais, même sans avoir une ambition aussi prononcée, les différentes cultures qui donnent sur la Méditerranée peuvent retrouver - doivent retrouver! – le terrain d’une confrontation qui permette de faire découvrir à chacun, les raisons de l’autre.

Il ne doit pas s’agir d’un dialogue général et idéologique, mais d’un dialogue construit sur la base d’expériences culturelles effectives, dans les savoirs qui se sont développés, dans le travail concret sur les traces d’un passé encore vivant, dans la science de la mer, de l’environnement de l’archéologie commune, de l’alimentation, dans les savoirs productifs de techniques et de transformation.

Pour mettre en place ce projet ambitieux il est important de constituer « une maison commune » pour le peuple de la méditerranée : il faut ordonner et valoriser toutes les pièces de la mosaïque colorée de la Méditerranée.

De là dérive, l’extraordinaire importance de l’Académie de la Méditerranée, comme lieu destiné par sa vocation même à devenir le terrain commun de cette confrontation.

La Conférence euro-méditerranéenne de Barcelone du mois de novembre 1995 a réalisé le partenariat euro-méditerranéen en suscitant d’autres moments de dialogues, mais elle est resté presque silencieuse quant à l’aspect culturel bien qu’en ayant ressenti sa nécessité en introduisant le désormais célèbre « troisième pilier », dédié justement à l’implication de la société civile dans ce processus important.

Le I Forum Civil Euromed, organisé par l’Institut Català de la Mediterrania- dirigé aujourd’hui par Andreu Claret – en collaboration avec la Fondation Laboratorio Mediterraneo- que je préside- a fourni une impulsion importante pour l’identification des besoins de la société civile euro-méditerranéenne dans la perspective concrète de mettre en place des actions spécifiques de partenariat dans les différentes disciplines.

Le 10 octobre 1998, la Fondation Laboratorio Mediterraneo même, a constitué avec l’Université euro-méditerranéenne dirigée par Nadir Aziza, l’Accademia del Mediterraneo, tâche qui lui avait été confiée en Décembre 1997 par le II Forum Civil Euromed –organisé par cette dernière- auquel participèrent 2248 personnes représentant 36 pays, dans l’optique d’ouvrir de manière résolumment nouvelle le dialogue entre les cultures et dans les sens que nous avons déjà évoqués, entre les traditions, les savoirs les techniques, les modes de vie, l’histoire concrète de la société.

Pendant ces journées-là, on a reproposé –avec les Forum d’hier et avec la réunion du Bureau d’Euromedcity, association reliée à l’Académie- une radiographie précise de l’état du partenariat euro-méditerranéen, en se référant en particulier à la rive Sud. Les thèmes, qu’il faut selon nous aborder sont les suivants.

1.     La constitution dans l’aire euro-méditerranéenne d’une aire de libre échange d’ici 2010, avec les perspectives de développemnt que ce nouveau défi posé par le modèle de partenariat propose  : dans ce cas, il faut rappeler que les « marchandises ne marchent pas toutes seules », elles sont elles-mêmes porteuses de dialogue et d’échanges de cultures et de savoirs.

2.     Le grand potentiel qui nous est offert par la  « Charte pour la paix et la stabilité », afin de délimiter avec exactitude le rôle de la « Soft Security » : c’est-à-dire cette « Sécurité coopérative » qui confie la cogestion des tensions et des conflits en cours dans la région méditerranéenne non seulement à des instruments politiques et militaires, mais avant tout, au dialogue interculturel qui devrait transformer les différences, d’élément de conflit en ressource.

3.     Le nouveau rôle de la problématique « Démocratie et droits de l’homme » soulignée par la conférence de Stockholm avril 1999. Il faut revendiquer l’universalité des droits de l’homme dans un monde global et promouvoir une politique des droits au-delà de l’Etat-Nation, pour qu’elle devienne « la politique principale » des nouveaux grands espaces sans frontières, sans conflits, comme devrait l’être l’espace euro-méditerranéen.

4.     La nécessité que le dialogue entre les peuples advienne à travers un nouvel équilibre qui ne peut pas être seulement politique, mais qui autour de la politique puisse faire croître, tout en l’alimentant, une nouvelle culture, capable d’assumer le rôle de « Force » en mesure d’avoir une importance dans les processus de l’histoire, aujourd’hui dominés uniquement par l’économie et par la politique.

 

L’extraordinaire quantité d’adhésions qui sont parvenues à l’Académie, son articulation ancrée dans les différents pays à travers les plus de 80 sièges détachés et les reconnaissances officielles reçues, les délibérations votées et adoptées par des États, Régions, Villes, Universités et organismes de 33 Pays représentant officiellement plus de 150 millions de citoyens – montrent qu’elle a touché une sensibilité existante et désireuse d’être rendue opérationnelle. Opérationnelle même sur le terrain où le projet culturel devient prémice d’économie et de développement :  L’Académie – avec les organismes qui lui sont rattachés : Euromedcity, association de villes ; Isolamed, association d’îles et Almamed, association d’universités –s’est appliquée à devenir un instrument économique pour le mezzogiorno italien et pour d’autres pays de la rive Sud à travers la définition de projets « méditerranéens » en mesure d’accéder à des Fonds européens prévus dans l’Agenda 2001 dans le cadre des politiques d’internationalisation culturelle et économique. Vous pourrez lire tout cela en détail dans l’édition en langue française de « Mednews » en distribution, entièrement dédiée à l’Académie.

L’Académie de la Méditerranée, soutenue adéquatement, constitue une ressource pour l’Europe.

Tout ce travail, rendu possible grâce à l’engagement de nous tous, vu en grand, est d’une importance décisive pour l’Europe qui s’élargit au-delà de ses frontières traditionnelles. Elle a, et veut avoir une politique méditerranéenne qui est une politique qui regarde elle-même et au-delà d’elle même. La confrontation entre les cultures rendra plus facile cette politique, elle fera croître la force des interlocuteurs possibles. L’Europe comme sujet politique dans un monde qui devient globale doit absolument regarder la Méditerranée comme étant la mer d’un grand développement, de paix, de civilisation.

L’Académie de la Méditerrannée, avec une dot unique –constituée par la « summa » des dots de toutes les institutions prestigieuses et antiques qui la composent – est le pivot de cette possibilité qui voit la culture au coeur de ce processus.

Hegel disait que la liberté se développe et croît sur la mer : Sa prophétie peut devenir vérité historique justement quand la globalisation en cours demande à chacun de se souvenir de ses propres racines, et de les affirmer dans la reconnaissance réciproque.

Il faut continuer à « Travailler pour la Méditerranée » : « naamal man asli albahar almutauasset » : c’est l’engagement que nous continuons à porter de l’avant et c’est le titre d’un petit film qui mieux que mes mots, synthétise les moments importants de notre parcours et les programmes futurs.