Predrag Matvejevic’*

 

LA MEDITERRANEE AU SEUIL DU NOUVEAU MILLENAIRE

 

            La Conférence de Barcelone, tenue à la fin de l’année 1995, a réveillé bien des espoirs. Ils se sont avérés, en grande partie, illusoires. On constate de différents côtés « les échecs » de cette entreprise de l’Union européenne.

 

            Il faudrait peut-être mieux distinguer, d’une part, la Conférence elle-même, dont certains projets ne manquaient ni d’envergure ni de bonne foi et, de l’autre, ses résultats assez modestes ou négligeables.

            Au moment où la France s’apprêtait à prendre la barre du gouvernail de l’Union, son Président a annoncé, il y a quelque mois, une prochaine réunion des chefs d’Etats des pays méditerranéens devant avoir lieu à Marseille. Il a souligné une fois de plus les insuffisances de Barcelone en promettant une politique plus substantielle envers les riverains de la mer Intérieure. Plusieurs réunions sont en train d’être organisées dans les villes méditerranéennes, aussi bien d’Europe que d’Afrique.

 

            La fin du siècle précédent a vu une Méditerranée bouleversée ou marginalisée, comme rarement au cours des deux derniers millénaires. Un fossé se creuse même entre le littoral méditerranéen et le continent européen. Une fracture ancienne s’approfondit entre la côte du Nord et celle du Sud. Certains estiment responsables d’un tel état de choses l’Occident et sa politique économique, plus orientée vers le marché potentiel de l’ex Europe de l’Est que vers ceux du Sud ou du Levant ; d’autres, mettent en cause les pays islamiques leur « inertie » ; d’autres encore, on ne sait quoi.

           

            Pour l’Union européenne, la Méditerranée n’a présenté, assez souvent, qu’un intérêt de second ordre. A’ l’avenir, ceci pourrait avoir des conséquences peu souhaitable : construire « une Europe sans le berceau de l’Europe ». Les quatre pays, membres de cette Union qui possèdent chacun une « façade » sur notre mer, ne sont pas parvenus à définir leurs politiques méditerranéennes respectives. Ils ont réussi encore moins à concerter leurs modestes efforts face à une grille de lecture continentale profitant de leur position, si souvent incongrue ou résignée. Cela continue  de produire, dans le Sud et sur le pourtour du bassin, toutes sortes de frustrations, parfois aussi de fantasmes.

 

            Nous avons été témoins de biens des espoir déçus déjà avant la Conférence de Barcelone. Tant de décisions concernant le sort de la Méditerranée  ont été prises en dehors d’elle, sans elle. Faut-il rappeler une fois de plus tous les plans et les programmes tracés ou signés dans différentes « capitales de la Méditerranée » - Venise, Athènes, Gênes, Marseille, Tunis,Split, Palma de Majorque, Naples, Malte etc. – avant et après le fameux PAM (Plan de l’Action pour la Méditerranée) et le « Plan bleu » de Sophia-Antipolis qui nous entrouvrait « l’horizon de l’an 2025 » ? Une certaine lueur, apparue en 1995 à Barcelone, n’a pas tardé à prendre son éclat et à se ternir. (Nous souhaitions naguère nous tromper sur ce point). Le discours même sur la Méditerranée, tout en s’amplifiant et s’aidant de diverses métaphores, devient de moins en moins crédible. Certains termes marqués par une instance particulière, à Barcelone et ailleurs – échange, partenariat, solidarité, interdépendence, etc. -  risquent de faire office de simples passe-partout.

 

            La Méditerranée reste un état de choses, sans devenir un projet – une série de projets, réels et réalisables. Sur ce vaste espace une identité de l’être, enracinée et parfois envahissante, soutenue par de nombreuses traditions et particularités, se voit privée d’une identité du faire adéquate . Cette dernière demeure souvent close en elle-même, mal employée ou inutile.Aussi sur le pourtour de nos rives la prospective l’emporte-t-elle souvent sur la perspective, la nostalgie sur le réalisme. Le passé y pèse sur le présent : l’avenir se présente plus à l’image du premier que du second.

 

            La côte du Sud a été obligée de s’armer des réflexes d’autodéfense de méfiance. Elle n’a pas attendu un grand profit de programmes si souvent proclamés et trahis ailleurs. Ses préoccupations étaient d’un ordre bien différent. Certains discours sur la « méditerranéité » y sont encore perçus, notamment dans des milieux traditionalistes, comme une sorte d’ideologie ou de visée post-colonialistes. Des points de vue « pro-méditerranéens », assez rares au départ, y sont généralement de nouvelle date. La côte africaine se trouve dans une position qui s’identifie elle-même au Sud, sans tenir compte qu’il y a sur la côte du Nord, un tout autre Sud, lui assez délaissé en dépit de son appartenance à l’Europe.

 

            La Méditerranée a affronté avec bien du retard la modernité gardant dans son imaginaire une centralité qui lui était autrefois impartie, alors qu’en réalité celle-ci se délaçait vers d’autres ponts de la planète. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle n’a pas vécu sur tous ces bords une véritable laïcité. Nous avons eu tant d’occasions de constater les conséquences d’un défaut du comportement laïque en dehors du domaine de la foi – envers une idée religieuse de la nation ou bien une idéologie devenue croyance et dogme. Nous retrouvons certaines de ces phénomènes, provoquant de nombreux conflits, sur plusieurs côtes et leur arrière-pays : Palestine, Liban, ex Yougoslavie, Algérie, Chypre, Kosovo, Albanie, etc.

 

            Il y a en maints endroits beaucoup de lest à jeter à la mer et pas assez de volonté de le faire. Le bassin du mare nostrum ressemble parfois à un vaste amphitéâtre où s’est joué longtemps le même répertoire, au point que les gestes ou les paroles de ses acteurs sont connus ou prévisibles.

 

            Il faut se libérer également de certains idée qui pêchent par toutes sortes d’hyperboles ou d’utopies : de celles, par exemple, qui invoquent le simulacre d’une culture méditerranéenne aussi homogène qu’intégrative. Elle n’existe que sous des formes rudimentaires et ne pourrait prétendre, hélas, qu’à un support fragile. Il y a plusieurs cultures au sein d’une Méditerranée unique.

Elles sont caractérisées par des traits à la fois semblables et différents, rarement unis et jamais identiques. Leurs similitudes sont dues à la proximité d’une mer commune et à la rencontre, sur ses bords, de nations et de formes d’expression voisines. Leurs différences sont marquées par des faits d’origin et d’histoire, de croyance et de coutume, parfois irréconciliables. Ni les similitudes, ni les différences n’y sont absolues ou constantes. Ce sont tantôt les premières, tantôt les dernières, qui l’emportent.

 

            « Elaborer une culture interméditerranéenne alternative » - la mise en oeuvre d’une telle proposition ne semble imminente. « Partager une vision différenciée » est une entreprise plus modeste, sans être toujours facile à réaliser. Il s’agit de repenser plus d’une notion périmée, de redéfinir les nouveaux rapports de périphérie et de centre, de distance et de proximité, de symétrie et d’asymétrie. Certaines de ces projets peuvent s’exprimer également en termes de valeurs.

 

            Le reste est mythologie.

 

 

 

 

 

 

 

*Ecrivain émigré de l’ex-Yougoslavie, professeur de slavistique à l’Université « La Sapienza » de Rome ; auteur du « Bréviaire méditerranéen » (éd. Fayard, Payot) et de « La Méditerranée et l’Europe – leçons au Collège de France » (éd. Stock).