Discours aux assises de la Méditerranée (6/7/00)
Magnifique devant la terrasse de ce Palais du Pharo, elle est Notre Mer parce qu’en les baignant elle unit tous nos rivages et que nous allons si volontiers de l’un à l’autre. Nous sommes, Monsieur le Président, Monsieur le Chancelier, Honorabls Mesdames et Messieurs, les grands Ripuaires migrateurs qu’unit aussi le climat de l’olivier, de la vigne, des hirondelles, et de la transhumance. Mais aujourd’hui ce sont plus encore les hommes qui sont des transhumants, et peut-être est-ce cela qui a fait ressentir le besoin de ces Assises de la Méditerranée, même si les navires n’ont plus la part majeure de nos échanges. L’heure est à transhumer dans l’Air et l’Espace, dont je vous dirai quelques mots, dans la réalité et la virtualité.
Vous me permettez,
en survolant la Méditerranée comme Dédale, de parler en ingénieur qui ose
approcher de la philosophie politique, mais point de trop près car il sait que
ses ailes sont de cire matérielle.
Il veut d’abord rendre hommage à celui qui, au centre de
gravité de notre mer, à Syracuse, fut réellement le premier ingénieur du monde,
capable de concevoir, de calculer, de traduire en pratique et de mener à bien
une réalisation, dont le surnom, seul connu, dispense même de justifier sa
qualité d’ingénieur, Archimède, Aρχιμηδησ,
puisque Αρχω est aller en tête,
faire le premier pas ou la première fois, et
μηδομαι est inventer, machiner, d’où vient
aussi méditer, bien proche de notre souci si j’ose dire par quelque abus de
langage : méditons la Méditerranée.
Non pas pour jouer les prophètes – les oracles se sont
tus, nous a dit Plutarque – ni dire ce qui arrivera, mais ce dont nous avons
besoin ou qu’il nous faut souhaiter, ce dont aussi nous avons les capacités, ou
m’inspirant de Monsieur Amin Maalouf que j’aurais voulu saluer ici, les
proximités. Ce grand romancier de notre histoire faisant en effet ressortir, en
1996 à Madrid, la pluralité des appartenances de chacun de nous avec des
priorités différentes, et je le cite : « L’appartenance
méditerranéenne n’a pas vocation à devenir une rivale pour les autres
appartenances régionales, nationales ou religieuses ; elle est d’une autre
nature, c’est justement cela qui devrait la rendre précieuse à nos yeux…
Certains d’entre nous se rencontrent ici qui pourraient plus difficilement se
retrouver dans un contexte différent », et l’on peut prolonger
encore un peu la citation : « c’est ce territoire commun où des musulmans,
des juifs, des chrétiens se retrouvent, mêlent leurs paroles, leurs souvenirs,
leurs expériences, leurs rires ». Je crois que nos assise
aujourd’hui pourraient le satisfaire. Marseille, qu’il fut longtemps de mode de
qualifier péjorativement de cosmopolite, n’est-elle pas justement lieu choisi
de cette rencontre, elle qui depuis sa fondation grecque a connu la colonisation
romaine, et de tous temps ensuite l’afflux de vos diverses nations du tour de
notre mer ? La Méditerranée ne s’arrête pas en effet à ses rivages, et
l’on a pu écrire par exemple que le resserrement contre la mer fut la loi
continue de l’évolution du Proche-Orient. Et je fais appel encore à Jean Giono
qui pouvait écrire il y a quarante ans, et cinquante ans pourtant après la
traversée de Roland Garros entre Nice et Bizerte : « Ce n’est pas par-dessus
cette mer. Mettez à sa place un continent et rien de la Grèce n’aurait passé en
Arabie, rien de l’Arabie n’aurait passé en Espagne, rien de l’Orient n’aurait
passé en Provence, rien de Rome à Tunis. ». Ajoutons enfin un peu
de légende à L’Histoire : en cette Provence, la merveilleuse basilique de
St-Maximin n’existerait pas si Marie-Madeleine fuyant en barque de Palestine
n’avait enfin accosté à Marseille.
Le monde entier est maintenant à l’heure des échanges, à
celle de l’information, et plus encore de la communication. On ne parle que de
cela, au point qu’il ne s’agit parfois même plus du contenu. Car où y
parle-t-on de l’Homme ? Or la philosophie de cet être, la soif de la
sagesse, la Révélation aussi nous sont venues du fond oriental de la
Méditerranée. Qui sait si ce ne sont pas nos pays de cultures millénaires qui
sauront montrer les voies de la transformation de l’information en
connaissance, de la communication en solidarité ? Connaître l’être,
comprendre la matière, explorer et admirer l’Univers. Nous avons eu assez de
points focaux d’intelligence, d’art et de foi, Rome, Venise, Athènes, Byzance,
l’Ionie, Jerusalem, Alexandrie, Carthage et Hippone, Fès, Cordoue. Et depuis
des siècles, sans – ou presque sans – chauvinisme, un point focal de
communication ici même à Marseille, si bien placée et en tous cas si heureuse
et fière de vous recevoir, vous nos co-ripuaires. Car notre cité, votre hôte,
est sans doute votre meilleur contact avec l’Europe, votre tête de pont en
somme, mais aussi désormais une vraie tête chercheuse d’avenir.
Accordez-moi donc, je vous prie, d’évoquer
particulièrment l’Air et l’Espace. Et pour ce qui n’est pas militaire, une
certaine connaissance de cette industrie m’amène à une question. Sans parler de
l’Europe du Nord, les capacités et les réalisations aérospatiales ne sont-elles
pas trop cantonnées dans le Nord-Ouest de la Méditerranée : en Espagne
avec la firme Casa, partie prenante dans Airbus-Industrie et maintenant dans la
grande entreprise internationale EADS ; bien entendu au grand centre de
Toulouse si nous l’annexons à nos rives auxquelles elle est d’ailleurs reliée
par voie d’eau depuis trois siècles ; Eurocopter à Marseille-Maignane,
prête à entrer elle-même dans le complexe européen qui va ainsi runir les deux
premiers constructeurs mondiaux dans leurs domaines puisqu’Airbus vient tout
juste de surpasser Boeing. Citons encore près d’ici la provençale vallée des
puces de Rousset, premier producteur national depuis peu, puis en France encore
mais bien dans notre province le centre de Cannes d’Alcatel qui a fabrique plus
de cent satellites lancés, tant les européens ou mondiaux Eutelsat et Meteosat
que les plus méditerranéenes Eurasiasat en relais de Türksat, Arabsat,
Hispasat ; et il s’y prépare encore des projets tant scientifiques,
médicaux, culturels, que de communications et de navigation (Skybridge
multimédia pour l’Internet rapide), Galileo (système de navigation indépendant
du GPS trop américain). Et puis Alenia à Rome dont la compétence, notamment en
matière de poudre en a fait le fournisseur des accélérateurs d’Ariane 5, là
encore le premier lanceur mondial. Dans le domaine des industries informatiques
et de la recherche, n’oublions pas Sophia Antipolis près de Nice, et le Centre
de Recherche Commun d’Ispra dans la province italienne de Varèse.
Et tout cela est bel et bon, mais ne peut-on souhaiter
que d’autres pays riverains, encore trop souvent paralysés ou troublés par la
violence intestine ou voisine, voire par des ingérences qui ne sont pas
toujours strictement partenaires scientifiques puis industriels de poids ?
Qu’ils ne se content pas d’accueillir un tourisme de plus en plus mêlé devant
nos sites rivaux en beauté et couronne de notre mer, et même d’avoir de bonnes
Universités ?
Il n’y serait pas nécessaire, me semble-t-il, d’une
puissance financière comparable à la grosse industrie aérospatiale qui
demeurera longtemps certes concentrée dans les complexes capables de rivaliser
avec l’Amerique et, montant en puissance, avec l’Extrême-Orient. Et pourquoi ne
pas monter aussi en invention et en paix ? Pourquoi, gardant nos vertus
qui sont aussi de culture, ne pas prendre ou reprendre et fortifier une place
technique de pointe, tant pour la connaissance que pour le commerce ?
Naguèrè ainsi une pléiade d’aérodynamiciens
marseillais – j’ai eu la chance de travailler avec quelques-uns d’entre eux –
dotés de laboratoires relativement modestes n’ont-ils pas joué un rôle
important dans la connaissance de la stratosphère et de son ozone, ou dans la compréhension de la turbulence,
l’un de ces chaos apparents où se cachent des finalités ? Aujourd’hui
même, le premier inventeur et fournisseur des fameuses cartes à pistes et à puces,
avec 40% du marché mondial, a-t-il été créé par une multinationale aux énormes
moyens ? Point du tout ; une équipe de trois ou quatre enthousiastes,
ayant convaincu les collectivités locales et des capitaux à risque, l’ont
imaginée à vingt kilomètres d’ici. (Lorsqu’encore nous développions Concorde,
je me suis intéressé à connaître les petits sous-traitants de notre
fabrication ; le plus modeste n’était constitué que de son patron, un
tourneur de précision ne fournit en embouchures de canalisation de carburant,
et ceci même pour la série, il est vrai bien limitée ; mais qui l’eut
empêché de grandir à la mesure de notre production.
Les méga-entreprises, hors de leurs énormes presses de
matriçage, fraiseuses à commande numérique ou super-ordinateurs, n’ont pas
forcément les prix de revient les plus bas, ni la meilleure capacité
d’invention, ni la meilleure sociabilité lorsque leur ambition boursière ne
laisse pas de place à la subsidiarité et à la simple humanité. L’enthousiasme
qui fait le bonheur est parfois inversement proportionnel à la taille de
l’entreprise, en particulier si l’on a le sentiment que celle-ci n’est pas
entre les mains de quelqu’un qui y est attaché et intéressé aux deux sens du mot, mais devient seulement l’enjeu
de financiers qui l’achètent aujourd’hui pour s’en séparer demain, comme on le
voit.
Et notre mer
tempérée n’est pas faite pour les monstres froids.
Les expériences scientifiques, les instruments embarqués,
par exemple, offrent certainement, en coopération avec nos grands centres, des
occasions d’embarquer nous-mêmes plus nombreux dans les activités du siècle qui
vient. Pensons donc à l’Espace qui regarde la Terre, permet de gérer ses
productions agricoles et ses grandes constructions, rendant notre monde ouvert
et bannissant les nationalismes étroits et les intégrismes, sans effacer pour
autant les cultures ; ou pensons encore à l’extraordinaire développement des
réseaux appuyés sur Internet, qui réclame certes des mises initiatives sans
nombre. Et vous savez qu’aujourd’hui celles-ci trouvent plus facilement des
hôtes de financement et des voisinages stimulants, même si elles requièrent la
prudence d’un virtuel nautonier.
Or les vraies cultures ne doivent pas faire défaut au
mondialisme que j’appellerais ésopéen, créateur du meilleur, mais aussi du pire
s’il manque de philosophie, de connaissance inspirée et expérimentale de
l’être, s’il manque de sagesse et de mesure. Ne serait-ce pas encore notre
spécialité ? Car la sagesse peut être aussi indocilité, refus de se plier
à la pensée unique, soit-elle celle de mondialisation même, et une pensée
unique est par principe barbare. Où est le Phare d’Alexandrie, qui balisa notre
mer et illumina la civilisation méditerranéenne, s’offrant sans
s’imposer ? Au fond de l’eau, d’où l’on repêche des ruines magnifiques,
que nous irons certes admirer. Mais qu’il revive, là et vaillance n’a-t-elle
pas d’autres débouchés que le meurtre et la guerre ? Les déserts même –
que vous connaissez, Monsieur le Chancelier – n’auront-ils été que le théâtre
d’opérations où fut mise en échec l’armée allemande ? Nos forêts, nos
monts, nos plateaux, nos villages et nos rivages que des champs d’embuscades et
de guérilla ? Pour humaniser notre espace, en quelle oasis de culture ne
pourrait donc refleurir le jardin d’Akadémos ?
D’Athènes à Toulouse par Florence, n’avons-nous pas
inventé les Académies, lieux de recherche d’édification de hautes pensées sur
l’activité humaine, de l’art aux belles-lettres, à l’agriculture, à la science
et même à la technique ? Et vous me permettrez de citer et de saluer ici
l’Académie de Marseille, née en 1726, celle d’Aix et ses deux siècles d’existence, celle des Jeux Floraux à
Toulouse, la plus ancienne de l’Occident et peut-être du monde depuis 1323,
avec la plus jeune, six cent cinquante ans plus tard, celle de l’Air et de
l’Espace que j’ai l’honneur de représenter aussi et qui a déjà pris place
notable dans tout ce qui regarde ces deux domaines.
Alors, chers Méditerranéens,
Nous, les inventeurs du droit, avec l’Empereur Justinien
et avec Rome, ne nous en laissons pas imposer par des techno-juristes de
Bruxelles, par exemple, lorsqu’ils entament le principe de subsidiarité jusqu’à
menacer sur l’autel de l’hygiène les échoppes et les marchés de plein vent,
lieux élus de notre convivialité.
Nous, les inventeurs de la philosophie occidentale et de
la connaissance de l’homme, de Platon au cordouan Averroés, nous nous pensons,
n’est-ce pas, les plus anciennement civilisés. Sommes-nous pour autant les plus
sages ? En tous cas les moins tourmentés, et cependant les plus disputeurs
peut-être ; du moins nous nous sommes posés depuis belle lurette les
questions fondamentales de l’être, et notre psychisme n’en est plus encombré ni
obscur. Et pourtant nous laissons se développer sur nos rives tant de foyers de
violence, que des soldats venus d’ailleurs et trop frustes, à notre vieux
jugement, ne sauront jamais qu’envenimer.
Nous qui avons vu passer non sans laisser leurs traces
les Peuples de la mer du II millénaire, puis les Phéniciens, et ici même les
Phocéens sortis de l’Egée vers notre Mer
qui n’avait encore pour les Grecs que le nom d’εζω
θαλασσα , la mer extérieure, vu voguer pour
la Foi saint Paul et saint Louis, vu les Vikings muer en Normands qui ont donné
dans l’art sicilien un bel exemple d’alliage culturel, vu Malte et ses Chevaliers,
vu les Berbères et Arabes implantés en Espagne et al-Andalus pendant plus de
cinq cents ans, ou encore la France au Maghreb, nous avons appris, parfois
douloureusement c’est vrai, la valeur de l’inculturation. L’alliance de nos
Académies doit nous permettre que ses chemins soient désormais pacifiqués.
Nous les premiers explorateurs avec Hannon de Chartage,
et d’ici même Euthymènes vers l’Afrique, Pythéas vers le Grand Nord et jusqu’à
la banquise, au dire d’ailleurs moqueur et incrédule de Strabon, avec aussi les
jeunes aventuriers de Cyrène cités par Hérodote qui s’enfoncèrent dans le
Sahara et atteignirent probablement le
Niger, ne nous lassons pas d’explorer. Enjambant inégalement nos deux
millénaires, je voudrais citer encore al Idrissi de Cordoue qui fréquenta tous
nos ports, puis vous demander pour terminer la permission d’associer à ces
découvreurs mes anciens des lignes Latécoère et de l’Aèropostale, et en
particuler Antoine de Saint- Exupéry qui sut donner une dimension poétiqe et,
dans son testament de Citadelle, une vive lueur philosophique à son expérience
semblabes, avec la nature parfois hostile et avec lui-même, Saint-Ex qui repose
en Méditerranée.
Nous les inventeurs, je devrais dire les beneficiaires,
aussi de la Foi en un Dieu unique, ne nous laissons pas imposer le culte
exclusif de Mammon ni, avançant sous la bannière du mondialisme, une économie
peu soucieuse de l’homme si nous n’y prenons garde, c’est-à-dire si nous n’y
prenons pas part.
Nous enfin, les inventeurs des constellations, qu’un
climat de dieux nous a toujours permis de contempler, ne laissons pas le monde
aller sans nous vers le cosmos.
André
Turcat